Illégalités, abus et contradictions : cinq ans de Lava Jato
À en juger par les noms de ses différentes phases, l’opération Lava Jato pourrait être comparée à une pièce de théâtre en 57 actes. La dernière phase évoque les critiques sur les abus et l’arbitraire des cinq dernières années : “Sans limite”. D’autres noms font référence à l’origine italienne de la stratégie appliquée : “Buona Fortuna” (49ème phase). Enfin, certains évoquent la torture et des méthodes d’exécution, telles que “Asphyxie” (40ème phase), “Abattage” (44ème étape) et “Jugement dernier” (7ème étape).
L’opération Lava Jato a commencé le 17 mars 2014, lorsque la Police Fédérale (PF) a émis les premiers mandats d’arrêt à l’encontre de 17 personnes, dont l’agent de change Alberto Youssef, accusé d’avoir dirigé un système de pots-de-vin pour des contrats entre Petrobras, entreprise d’État, et des entreprises du BTP.
Les enquêtes se déroulent dans le cadre du Tribunal Fédéral du Paraná, d’où les premiers soupçons ont surgi. Ainsi, l’opération s’est faite sous la responsabilité du juge de la 13e Cour fédérale de Curitiba, Sergio Moro. Le Ministère Public Fédéral (MPF) a ensuite créé un groupe de travail spécial chargé de diriger les travaux d’enquête.
Comme il y avait, parmi les personnes interrogées, des hommes politiques pouvant disposer d’un tribunal privilégié pendant les enquêtes, certaines d’entre elles ont été dirigées vers le bureau du procureur général à Brasilia (DF -District Fédéral), et le jugement de ces procès est passé sous la responsabilité de la Cour suprême fédérale (STF).
Au STF (Tribunal Suprême Fédéral), le premier rapporteur sur les affaires de la Lava Jato était le ministre Teori Zavaski, décédé dans un accident d’avion en janvier 2017 et remplacé par Edson Fachin le mois suivant.
Selon les chiffres de la MPF du Paraná (arrêtés en octobre 2018), il y a eu 1072 mandats de perquisition et de saisie, 227 ordonnances de conduite forcée, 120 mandats d’arrêt, 138 mandats d’arrêt provisoires et 6 arrestations en flagrant délit. La même source indique 176 accords de dénonciation récompensée [par des réductions de peine] et 11 accords de clémence (une sorte de dénonciation récompensée destinée aux entreprises), qui ont abouti à 215 condamnations pour 140 personnes.
Le gouffre
Le Ministère Public et la Police Fédérale estiment que le système de corruption au sein de la Petrobras a causé au pays une perte de 42 milliards de reais [9,5 milliards d’euros] liés à des détournements d’argent, à une surfacturation des travaux et à une fraude dans les offres, ainsi qu’à des paiements illicites de 6,2 milliards de dollars. Les valeurs comptabilisées jusqu’à l’année dernière indiquent que la société devrait être dédommagée à hauteur de 12 milliards de reais, dont environ 20% ont déjà été rendus.
Un rapport de l’Institut des Études Stratégiques sur le Pétrole, le Gaz et les Biocarburants (INEEP) souligne que les dommages économiques causés à l’ensemble de la chaîne de production pétrolière ont été trois fois plus importants que l’impact généré par la corruption. Au cours de la première année seulement, l’opération Lava Jato a retiré environ 42 milliards de reais de l’économie brésilienne, encourageant «le démantèlement de secteurs importants de l’économie nationale, principalement le secteur pétrolier et sa chaîne d’approvisionnement, tels que la construction civile, la métallurgie , l’industrie navale, l’ingénierie lourde, en plus du programme nucléaire “- selon l’INEEP.
La même année, Petrobras a annoncé un bénéfice de 80,4 milliards de reais et une perte de 6,2 milliards de dollars due à la corruption.
Les économistes reconnaissent unanimement que la Lava Jato a entraîné une augmentation du chômage dans le pays. Selon le rapport de l’INEEP, l’industrie navale à elle seule a perdu plus de 50 000 emplois entre 2014 et 2018, passant de 82 472 à 29 539 travailleurs en moins de cinq ans.
La chute est aggravée par la politique de désinvestissement de Petrobras mise en place sous le gouvernement Michel Temer (MDB), sous le prétexte de “rétablir les comptes” de la société. Le plan actuel prévoit une réduction des investissements de 25%, la privatisation des raffineries et des distributeurs, ainsi que la mise en œuvre d’une politique de prix conforme au marché international, qui augmente les prix à la consommation.
Antécédents
En 2004, dix ans avant l’opération Lava Jato, Sergio Moro publiait un article académique dans lequel il louait les méthodes et les résultats de l’opération Mani Pulite (Mains Propres en français), lancée en Italie dans les années 1990. La stratégie incluait une relation symbiotique entre le pouvoir judiciaire et les médias pour la propagation de fuites sélectives, cherchant à affaiblir moralement l’accusé avant sa mise en accusation.
L’opération a lancé des enquêtes sur six anciens premiers ministres et plus de 500 parlementaires. Plusieurs critiques à l’encontre de Mani Pulite dénoncent le fait que l’opération a ouvert la voie à une période de discrédit de la politique, qui a été exploitée par des “opportunistes”. En outre, il y a eu un processus de sophistication dans les pratiques de corruption au sein de l’État italien et les bases de la corruption systémique ont été préservées.
Mais l’opération Lava Jato s’inspire aussi des États-Unis. Selon le politologue William Nozaki, Moro a rejoint en 2010 la délégation brésilienne qui a participé au “Bridges Project”, à l’initiative du gouvernement américain, afin “d’échanger des expériences en matière de lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent”. La réunion a eu lieu deux ans après que le vol de deux conteneurs contenant des ordinateurs et des disques durs contenant des informations confidentielles de Petrobras relatives au pré-sal avait été révélé.
Quelques mois avant le déclenchement de la Lava Jato, un ancien analyste système et ancien responsable des services de renseignement de la CIA a révélé un système d’espionnage du gouvernement américain contre la présidente Dilma Rousseff. “Si d’une part nous ne pouvons établir aucune relation immédiate de cause à effet entre une chose et une autre, faute de preuve, de l’autre nous voyons une coïncidence temporelle très symptomatique. Et cela doit être observé avec soin, car cela confirmera les points d’articulation qui ont été explicités dans cet accord conclu entre le MPF, les autorités monétaires américaines et Petrobras “, prévient le chercheur.
L’État de droit mis en échec
Dans plusieurs reportages publiés par Brasil de Fato depuis cinq ans, des juristes ont critiqué les violations de droits commises par l’opération Lava Jato, qui ont mis en échec l’État de Droit Démocratique.
Cláudia Maria Barbosa, chercheuse postdoctorale à l’Université York du Canada et professeure de droit constitutionnel à l’Université Pontificale Catholique du Paraná (PUC / PR), a expliqué que le modus operandi de la Lava Jato non seulement enfreignait notamment l’article 5 de la Constitution, mais allait également à l’encontre des accords signés internationalement. Le droit d’être jugé par un juge impartial, par exemple, est prévu dans l’article 10 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et dans l’article 8 du pacte de San José de Costa Rica.
L’enseignante a également souligné le fait que dans le cadre de la Lava Jato, la dénonciation récompensée n’était pas spontanée, comme le prévoit la loi, mais provoquée par une menace de torture psychologique. « La dénonciation existe, mais son utilisation en fait une procédure illégale (parce qu’elle viole la loi) et inconstitutionnelle (parce qu’elle porte atteinte, par exemple, à la dignité humaine et se définit comme un acte de torture).”
La douceur de vivre des délateurs
La dénonciation récompensée n’est rien d’autre qu’une négociation entre l’État et l’accusé. L’État prévoit un accord et offre des avantages, tels qu’une réduction ou une exemption de peine. En retour, le prévenu assume avoir commis des crimes et fournit des indices permettant de démontrer la participation de tiers à un ou plusieurs crimes.
Dans le cadre de la Lava Jato, les délateurs ont bénéficié d’avantages supérieurs à ceux prévus par la loi, ce qui provoque un déséquilibre dans la négociation et peut encourager des faux témoignages , comme l’affirment les experts.
En mai 2016, l’ancien directeur de Transpetro, Sergio Machado, a confessé au MPF qu’il avait détourné des ressources de la société pendant les onze années où il la présidait. En plus d’enrichir la famille avec des ressources illicites, il a distribué environ 100 millions de dollars de pots-de-vin à Temer et à vingt autres hommes politiques, dont les sénateurs Renan Calheiros, Edson Lobão, Romero Jucá, Jader Barbalho et l’ancien président José Sarney, tous du MDB.
Après avoir payé une amende de 75 millions de reais à la Justice, Sergio Machado a été libéré, sans ni même devoir porter de bracelet électronique. Il vit maintenant dans un manoir situé à Fortaleza (CE), face à la mer.
L’ancien sénateur du Mato Grosso do Sul, Delcídio do Amaral (anciennement PSDB et ensuite PT), après avoir été arrêté sur décision du STF et renvoyé de ses fonctions de sénateur par ses collègues, a décidé de collaborer avec les tribunaux. Inéligible jusqu’en 2027, Amaral a lancé en 2018 sa candidature au Sénat pour le Parti travailliste chrétien (PTC). Elle a été contestée des semaines plus tard par le ministère électoral public (MPE). Malgré tout, le nom et la photo d’Amaral sont apparus dans l’urne et il a recueilli environ 110 000 votes, soit 7,76% du corps électoral de cet État. Aujourd’hui, Delcídio do Amaral vit à São Paulo avec sa famille et s’occupe d’une propriété héritée de ses parents au Mato Grosso.
Bien qu’il ait été accusé d’avoir détourné plus de 350 millions de reais de Petrobras, Paulo Roberto Costa, ancien directeur des approvisionnements de Petrobras, vit aujourd’hui dans un appartement de luxe à Rio de Janeiro. Après avoir recouru à la dénonciation récompensée, la détention provisoire a été commuée en une simple assignation à résidence avec port d’un bracelet électronique et sa peine fixée à une durée maximum de deux ans, en régime semi-ouvert, et ce quelle que soit la peine prononcée.
L’agent de change Alberto Youssef, qui a avoué avoir blanchi des millions de reais dans les pots-de-vin des contrats de Petrobras, a été condamné à une peine de trois à cinq ans de prison ferme, avec passage progressif au régime ouvert, quelle que soit la peine prononcée. Le Ministère Publique a accepté l’exclusion de quatre propriétés et d’un terrain de la liste des biens saisis pour le paiement d’une amende, l’autorisation pour ses filles d’utiliser des biens qui résulteraient de crimes et la libération d’un bien en faveur de l’ex-épouse ainsi que d’un autre pour les filles. Youssef vit aujourd’hui dans un appartement de luxe à Sao Paulo.
Pedro Barusco, un ancien dirigeant de Petrobras, a admis dans une dénonciation récompensée qu’il avait détourné des fonds de la société par le biais de contrats pétroliers depuis 1996. Après avoir restitué un montant de 100 millions de dollars au MPF, Barusco a bénéficié d’une limitation de la durée d’exécution de toutes les peines pour un maximum de deux ans, quelles que soient les peines prévues dans la décision finale. Le MPF s’est également engagé à œuvrer pour que des sanctions ne lui soient pas infligées, ni à ses entreprises, lors de futures actions. Comme Paulo Roberto Costa, Barusco vit aujourd’hui dans un appartement de luxe à Rio de Janeiro (RJ).
En août 2018, le Deuxième Panel du STF a décidé qu’aucune plainte ne serait reçue au bureau du procureur général à partir du moment où elle se fonde uniquement sur des dénonciations récompensées. Selon les ministres, s’il n’existe pas de preuve minimale de la culpabilité de l’accusé, l’action ne devrait même pas être acceptée par la justice.
Fondation milliardaire
La semaine dernière, l’annonce de la création d’une fondation privée dotée des ressources de Petrobras pour promouvoir des projets “anti-corruption” a fini par révéler les contradictions des procureurs membres du groupe de travail de la Lava Jato.
La fondation serait le résultat d’un accord entre le MPF de Paraná, Petrobras et le département américain de la justice. Selon le document, la société d’État, encombrée par des affaires de corruption, devrait verser plus de 3 milliards de dollars au bureau du procureur général et aux autorités américaines. Pour la gestion de ces fonds, le MPF a proposé la création d’une fondation de droit privé, sous le contrôle des procureurs.
Pour William Nozaki, les procureurs ont fait preuve d’abus de fonctions en acceptant les termes du règlement. “Un problème fondamental qui en découle est la mauvaise utilisation du rôle du ministère public et des procureurs dans la construction de l’accord.”
Selon Nozaki, l’accord révèle le renversement des valeurs qui sont censées régir les actes des procureurs de la Lava Jato, ceux-ci cherchant à faire porter le fardeau à une entreprise qui a déjà été lésée par des pratiques de corruption. “Une fondation privée gérée par une société régionale et qui reçoit un volume de ressources d’une entreprise qui a été lésée par le système de corruption et qui les utilise pour la construction d’une sorte d’institution parapublique, financée par des fonds publics. Ce processus est erroné du début à la fin. “
Après la critique de la communauté juridique et la répercussion dans la presse, les procureurs ont annoncé la suspension de la fondation, sans toutefois préciser quel serait l’avenir de l’accord avec les États-Unis. Lundi dernier (le 11 mars), Lucas Rocha Furtado, sous-procureur général du parquet près la Cour Fédérale des Comptes (TCU), a demandé à cette cour de prendre des mesures et de vérifier la constitutionnalité de l’accord.
Moro contre Lula
Le 14 août 2016, le procureur du groupe de travail de la Lava Jato, Deltan Dallagnol, a convoqué une conférence de presse afin de déposer une plainte formelle contre l’ancien président Luiz Inacio Lula da Silva. En plus de présenter un powerpoint dans lequel Lula était accusé d’être le “chef d’une organisation criminelle opérant chez Petrobras”, Dallagnol a laissé entendre que bien qu’il n’y ait aucune preuve, il avait « la conviction » que Lula était coupable – sans donner à Lula la chance de se défendre.
Le conférence de presse collective du procureur a eu lieu cinq mois après la première action de la Lava Jato contre Lula, le 4 mars, lorsque l’ancien président avait été contraint de témoigner de force devant la police fédérale, alors qu’il n’avait pas été convoqué par les tribunaux. La plainte déposée par Dallagnol a été acceptée par Moro le 20 septembre 2016.
Le premier témoignage de Lula à la Lava Jato a été enregistré le 10 mai 2017, lorsque l’ancien président a déclaré qu’il était victime d’une “persécution politique, juridique et médiatique”.
Le 12 juillet 2017, Moro a condamné l’ancien président à neuf ans et demi de prison, l’accusant de blanchiment d’argent et de corruption passive liés à la rénovation d’un appartement en triplex à Guarujá (SP), soit-disant payée par l’entreprise OEA en échange de contrats publics. La défense de Lula a interjeté l’appel, alléguant un déni du droit à la défense et un manque de pertinence de la déclaration de culpabilité. À cette époque, les premiers sondages pour l’élection présidentielle de 2018 désignaient Lula comme largement en-tête, en passe d’être réélu président dès le premier tour.
Après avoir examiné l’affaire en un temps record et en réponse à l’appel de la défense de l’ancien président, le 24 janvier, trois juges du Tribunal régional fédéral de la 4ème région (TRF4) de Porto Alegre (RS) ont confirmé à l’unanimité la condamnation de Lula et prolongé sa peine à 12 ans et un mois de prison en régime fermé.
Le 5 avril 2018, après que le STF a rejeté une demande d’habeas corpus préventif, Moro ordonna l’arrestation de l’ancien président, survenue deux jours plus tard. Depuis lors, Lula purge sa peine à la surintendance de la police fédérale, à Curitiba.
Le 9 juillet, le juge de la TRF4, Rogério Favretto, a reconnu l’illégalité de l’arrestation de l’ancien président et décidé sa libération immédiate. Les autorités ont ignoré cette décision et, après l’intervention de Moro, le président de la TRF4, le juge Thompson Flores, a révoqué la décision du collègue et maintenu Lula en prison.Enfin, le 17 août 2018, le Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies a publié une résolution demandant au gouvernement brésilien d’assurer les conditions permettant à l’ancien président de se présenter aux élections. Cette demande n’a pas été suivie d’effet.Ainsi, la candidature de Lula a été annulée par le tribunal électoral le 31 août, et l’ancien ministre de l’Education, Fernando Haddad (PT), fut désigné pour prendre sa place. Le 28 octobre, le candidat de l’extrême droite Jair Bolsonaro (PSL) a été élu président de la République. Peu de temps après les élections, il a nommé Sergio Moro, juge de première instance de l’époque, ministre de la Justice. Celui qui, en condamnant le favori dans la course électorale, a ouvert la voie à la victoire de son principal opposant.
Brasil de Fato | Editión: Daniel Giovanaz