L’opération Lavage Express n’était pas la solution miracle.
Le Brésil traverse plusieurs crises en même temps – la situation sanitaire catastrophique, la fragilité de l’économie et l’extrême polarisation politique. Nous pouvons désormais inclure la corruption du système judiciaire dans la liste. Ce n’était pas nécessairement ainsi. Les Brésiliens avaient de grands espoirs il y a sept ans lorsqu’un jeune juge du nom de Sergio Moro a lancé une campagne anti-corruption appelée Opération Lavage Express (NdT: Lava Jato en brésilien).
Apparemment, du jour au lendemain, avec le soutien du système judiciaire et des médias, Moro et les États en charge de l’opération sauveraient le Brésil. Et en peu de temps, leurs efforts montrèrent des résultats impressionnants. Des millions de dollars ont pu être récupérés et plusieurs politiciens de haut rang et hommes d’affaires furent incarcérés, culminant, en avril 2018, avec l’arrestation de l’ancien président Luiz Inàcio Lula da Silva.
L’opération Lavage Express a-t-elle prouvé que le pouvoir judiciaire peut mettre un terme à la corruption endémique au Brésil, ou était-ce juste un conte de fées qui cachait d’autres intérêts politiques? Au cours des dernières semaines, le côté sombre de Lavage Express a été exposé, et un sentiment de profond désenchantement a fait rage à travers le pays avec ce que l’on appelle le système judiciaire de Curitiba, du nom de la capitale de l’État méridional Parana, où le le groupe de travail avait été implanté. L’opération Lavage Express a été désignée comme la plus grande enquête anticorruption au monde, mais elle est devenue le plus grand scandale judiciaire de l’histoire du Brésil. Lorsque l’unité spéciale a été dissoute le 1er février, personne n’est descendu dans la rue, ou manifesté sur les réseaux sociaux pour pleurer sa fin.
Au lieu d’éradiquer la corruption, d’atteindre plus de transparence dans la politique et de renforcer la démocratie, l’opération Lavage Express a ouvert la voie au pouvoir à Jair Bolsonaro, après avoir exclu son principal rival, Lula da Silva, de la course présidentielle. Cela a ajouté au chaos que le Brésil traverse aujourd’hui.
Les procureurs de Lavage Express ont attribué leurs succès à l’utilisation de méthodes innovantes (notamment les dénonciations primées) qui permettent aux tribunaux d’agir rapidement. Ils citent les 1 450 mandats d’arrêt, 179 affaires pénales et 174 peines de prison qui en découlent. Mais les messages de l’application téléphonique piratée ont révélé que, au lieu de suivre la procédure légale et de lever des preuves au tribunal, Sergio Moro a utilisé une application téléphonique comme canal secret pour communiquer avec les procureurs et discuter des charges qui devraient être portées contre le président. Le 9 février, les avocats de la défense de la Cour suprême de Lula ont eu accès aux fuites.
Bien que l’on sache depuis longtemps que Moro a condamné Lula da Silva pour des actes indéterminés et sur des accusations fragiles, nous savons maintenant que Moro lui-même a contribué à porter des accusations contre Lula, violant ainsi le principe juridique de la justice brésilienne, de ne pas pouvoir être en même temps juge et parti.
Lorsque les avocats de Lula se sont plaints d’avoir été illégalement espionnés par l’opération Lavage Express, on leur a répondu qu’il ne s’agissait que d’une erreur. On sait maintenant que les procureurs étaient régulièrement informés par des policiers fédéraux chargés de la surveillance téléphonique pour les aider à développer des stratégies qui aboutiraient à sa condamnation.
Moro s’est vanté que des sommes d’argent étaient retournées vers les coffres publics, oubliant de préciser que les sanctions imposées par le ministère américain de la
Justice à la Petrobras et Odebrecht allaient à une fondation de droit privé administrée par les procureurs de Lavage Express et des dirigeants d’ONG. Ce faisant, les procureurs ont contourné la constitution brésilienne, car ces fonds étaient censés être alloués au budget public. La Cour suprême a ensuite suspendu la fondation en 2019.
Il faudra un certain temps avant que tous les détails de l’opération ne soient révélés, mais ce que nous savons, c’est que notre héros Moro a utilisé des méthodes de violation manifeste de l’état de droit pour lutter contre la corruption. En récompense, il s’est vu décerner le poste de ministre de la Justice et de la Sécurité publique.
Cela ne signifie pas nécessairement qu’il n’existe aucun moyen efficace de lutter contre la corruption. En effet, nous pouvons apprendre beaucoup de l’expérience brésilienne.
Pendant le mandat de Lula, la justice brésilienne a procédé à un processus de réforme en profondeur qui a augmenté les fonds et les ressources, créé des juridictions spécifiques pour lutter contre le blanchiment d’argent et renforcé la coopération entre institutions pour suivre l’argent et traquer les criminels.
Moro et les membres de l’enquête ont été habilités à agir de manière décisive et à obtenir des résultats; cela gênait Bolsonaro (NdT: député à l’époque), qui faisait tout ce qui était en son pouvoir pour freiner cette politique. Le problème est que Moro et les procureurs ont perverti ces avancées institutionnelles – y compris leur indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics – en transformant une simple unité spéciale temporaire au service d’un objectif politique en une unité au-dessus de la loi, et qui jouissait dans un premier temps du soutien des juridictions supérieures.
Moro, qui a démissionné de son cabinet ministériel en avril 2020, a clairement indiqué lors de son passage au magistrat et à l’exécutif qu’il pensait, comme son ancien patron, que la démocratie et l’État de droit pouvaient être mis de côté au nom de la lutte contre la corruption. Et même cette affirmation peut maintenant être contestée, car Moro travaille pour un cabinet d’avocats mandaté par Odebrecht avec un conflit d’intérêts clair.
Pour mettre fin à la relation de promiscuité entre l’argent et la politique – le problème sous-jacent exposé par l’opération et sa principale réalisation – il ne suffit pas de poursuivre et d’emprisonner. Les entreprises ont fait faillite et le pays est en agitation, mais même après des centaines d’arrestations, la corruption persiste.
La démocratie brésilienne est en danger. Pour changer cela, il est nécessaire d’aller au-delà de l’application de la loi et d’instituer de véritables réformes politiques qui peuvent aider à s’attaquer à la racine du problème, qui réside dans le financement illégal de campagnes politiques. Il est également nécessaire de mettre en place des outils de responsabilité judiciaire plus efficaces pour éviter des cas comme l’opération Lavage Express, qui a bénéficié d’une protection institutionnelle même après qu’il soit notoire quelles infractions à la loi avaient été commises dès le début de l’enquête.
L’opération Lavage Express est terminée, mais son histoire n’a pas encore été entièrement racontée. Pour que le Brésil fasse face à ses nombreuses crises, s’attaque réellement à la corruption et surmonte cette dystopie, l’enquête doit être réévaluée de manière critique.
Gaspard Estrada (@Gaspard_Estrada) est directeur exécutif de l’Observatoire politique pour l’Amérique latine et les Caraïbes à Sciences Po à Paris.
NY Times | Traduit par Elisabeth Schober. Revision: Marc Cabioch.