Coup d’Etat judiciaire au Brésil : vers un long hiver des peuples?
Dès que l’ordre d’arrêter Lula da Silva a été donné par le juge de première instance le 5 avril, des milliers de personnes se sont mises en route vers le siège du syndicat des métallurgistes à São Bernardo do Campo, ville industrielle dans la banlieue de São Paulo, entourant ainsi d’une barrière protectrice l’ex-président brésilien. Dans d’autres villes, des meetings de soutien sont rapidement organisés, filmés en direct et retransmis sur Internet.
A quiconque se demande si Lula est vraiment le leader corrompu que les tribunaux ont condamné, on devrait noter que, dans un pays comme le Brésil, la justice, hélas, n’en est pas une. Pas plus que les Brésiliens ne sont égaux entre eux dans l’accès à la santé, à l’éducation et à l’habitation, ils ne le sont devant la loi. L’égalité y est une notion absente. Et les clivages de race, de classe, de sexe, trop profonds encore pour permettre l’impartialité des institutions. Ce qui est vrai en général l’est bien plus quand il s’agit de Lula. Du fait d’avoir été le seul syndicaliste élu et réélu président dans des élections libres, il attire toutes sortes de passions, de la grande admiration à la haine viscérale. Désormais, comme le reconnaît même l’un des éditorialistes de droite les plus virulents à l’encontre du Parti des travailleurs (PT) de Lula, Reinaldo Azevedo, l’ex-chef d’Etat est la «victime d’un procès d’exception».
Ce n’est pas seulement son élection que l’inconscient de l’élite blanche et masculine n’a jamais pu souffrir. Elle n’a pas plus supporté l’élection d’une femme à la tête du pays, Dilma Rousseff, ex-prisonnière de la dictature qui plus est, torturée par les militaires, femme incorruptible qu’on a outragée, et dont la chute a été précipitée exactement par son intransigeance à composer avec des députés et sénateurs malhonnêtes. C’est les larmes aux yeux qu’en 2014, elle exposait le rapport de la Commission nationale de la vérité, s’efforçant d’énoncer explicitement quelques-uns des non-dits et des méfaits de la dictature militaire (1964-1985). Elle a compté parmi les grands défenseurs de cette Commission. Comme Lula, elle a été prise pour cible des médias majoritaires, surtout du conglomérat médiatique Globo, qui au moment de l’instauration de la dictature militaire, il y a cinquante-quatre ans, a salué le coup d’Etat comme la restauration de l’ordre et de la démocratie.
Comme résultat de tout cela, le Brésil est un pays déchiré. Le mois dernier, Lula, Dilma et le PT ont arpenté en caravane trois Etats du sud, ceux qui leur sont les moins favorables. Çà et là, des dirigeants de partis alliés se sont joints à eux lors des meetings. Partout où ils s’arrêtaient, une foule enthousiaste se rassemblait. Pourtant, au bord des routes, quelques manifestants lançaient des œufs, et ensuite de pierres contre la caravane, parfois sous le regard complaisant de la police. Simultanément, certains s’organisaient en milices proto-fascistes et attaquaient verbalement et physiquement des partisans de Lula. Puis, des coups de feu ont atteint le car dans lequel voyageait la presse. Interrogé le jour même au sujet de l’événement, Geraldo Alckmin, gouverneur de l’Etat de São Paulo et candidat battu par Lula à la présidentielle de 2006, réagit sur le champ : «Ils récoltent ce qu’ils ont semé.» Le lendemain, sous la pression des siens et en «bon démocrate», il rectifie : «Toute forme de violence doit être condamnée.» Trop tard. Chacun avait saisi le fond de sa pensée.
Haine politique
Sur Internet, en revanche, les discours de haine ne connaissent pas de rectifications, comme le prouve la masse des violents commentaires postés, et jamais modérés. Ce discours se matérialise aussi dans des insultes proférées à l’encontre d’artistes, comme en témoigne Chico Buarque. Chanteur, compositeur hors pair, lui-même ex-exilé de la dictature et partisan de Lula, il a raconté pendant un concert, au mois de décembre, que des riverains de son quartier aisé de Rio, Leblon, crient quelquefois à son passage : «Pédé, dégage à Cuba ! Va te promener à Paris !» Rien de cela ne l’a pourtant empêché de s’asseoir une nouvelle fois près de Lula, devant une salle comble, pour son dernier meeting de soutien, le 2 avril à Rio.
La haine politique – de classe, de race, de sexe – si elle n’est pas l’unique moteur de cette histoire, fait bien des victimes. La plus connue est sans aucun doute la conseillère municipale Marielle Franco, femme de 38 ans, noire, issue de la favela, espoir de la politique populaire, exécutée le mois dernier dans sa ville de Rio, dans un Etat de Rio contrôlé, déjà au moment des faits, par l’armée aux ordres du président Temer. Son exécution, dont les responsabilités ne seront peut-être jamais vérifiées, a été la première de ce genre et à avoir une résonance internationale.
Devant les épanchements de haine, il est arrivé à Lula de répliquer que son parti ne tendra pas l’autre joue à quiconque le frappera. Le parti a porté plainte contre les agresseurs qui ont pu être identifiés. Simultanément, l’ex-président Lula a réitéré que la haine ne mène qu’à la destruction. Il s’est mis dans la position d’un conciliateur possible, comme dans les années 2000, et un peu comme Mandela auparavant en Afrique du Sud. Seulement, l’heure de l’apaisement ne semble pas encore venue. Ces jours-ci, au Brésil, on est tenu de choisir son camp.
Les onze juges de la Cour suprême fédérale en savent quelque chose. Ainsi, la veille du dernier jugement de l’affaire, le chef d’état-major de l’armée de terre a tweeté : «L’armée brésilienne croit partager l’aspiration de tous les bons citoyens, de rejet de l’impunité et de respect de la Constitution, de la paix sociale et de la démocratie, et elle reste attentive à ses missions institutionnelles.» Les militaires se sentent libres de prendre publiquement position sur les questions politiques ou judiciaires, ce que Temer a mis sur le compte de la «liberté d’expression».
Lula a été arrêté samedi, au même endroit où, en 1980, les agents de la dictature militaire l’ont appréhendé. Le pays est encore plus dans l’impasse. Et si l’on sait comment il pourrait en sortir dans la dignité – par le respect des règles de la démocratie représentative, déjà si avilie -, personne ne sait si cette voie est encore ouverte. Même sous les verrous, le rayonnement de Lula continuera d’être une menace pour ces élites corrompues et de peser lourd dans les prochaines élections. Il y aurait une autre solution, tragique, et nous ne la connaissons que trop : l’assassinat pur et simple de Lula, et l’instauration dans la foulée d’une dictature militaire qui remettrait «chacun à sa place». Une telle issue n’est pas fatale, mais n’est plus désormais impensable. Si la bande de malfaiteurs au pouvoir en venait à de telles extrémités, le Brésil renouerait avec le pire de son histoire. Et ce serait toute l’Amérique latine qui entrerait dans un long hiver des peuples.
Diogo Sardinha est Philosophe portugais, ancien président du Collège international de philosophie.
Cet article a été publié originellement sur le site Libération.