2 mars 2020
Photo: Filippo Monteforte / AFP

De Paris à Berlin en passant par Genève, Luiz Inácio Lula da Silva entame une tournée européenne pour faire entendre sa voix. Dans cet entretien accordé au Temps avant sa venue à Genève jeudi, l’ex-chef d’Etat, aux prises avec plusieurs procédures judiciaires dans son propre pays, explique pourquoi il fait appel au Comité des droits de l’homme de l’ONU.

Pourquoi porter votre cas devant le Comité des droits de l’homme de l’ONU . Est-ce que vous vous méfiez de la justice brésilienne?
Ce n’est pas juste de la méfiance. C’est la certitude que je n’ai pas eu droit à un procès mais à une avalanche de mensonges. J’ai d’ailleurs dit à Sergio Moro [le juge devenu ministre de la Justice de Jair Bolsonaro]: «Tu dois me condamner parce que tu es allé trop loin avec tes mensonges pour faire machine arrière.» Face à cette farce politique, nous nous tournons – avec tout le respect dû aux institutions brésiliennes – vers un forum international pour garantir nos droits. Le Brésil en est un Etat signataire et devra respecter ses décisions.

Mais vous avez été reconnu coupable par plusieurs tribunaux et les enquêtes se poursuivent. Pensez-vous que l’ONU doive se pencher sur votre cas?
J’ai l’impression qu’un gang essaie de faire passer un innocent pour un chef mafieux. Pour me faire condamner, le procureur a utilisé une présentation Powerpoint qui ne montrait rien. Une heure et demie plus tard, il a simplement déclaré: «Ne me demandez pas de le prouver, j’en ai la conviction.»

Etant donné qu’il se présentait comme un homme impartial et sérieux, j’ai pensé qu’il abandonnerait ces accusations. Au lieu de cela, il m’a condamné pour des faits «indéterminés». En d’autres termes, sans preuve. Dernièrement, la justice fédérale a annulé la condamnation pour mise en place d’une organisation criminelle. Nous demandons par conséquent que la Cour suprême annule toutes les décisions me concernant. Si nous nous battons, c’est parce que nous devons à ce pays de faire triompher la vérité.

Quel message voulez-vous transmettre durant votre séjour en Europe?
Je veux montrer ce qui arrive en ce moment à la démocratie brésilienne et parler des inégalités. J’ai fait une erreur très grave aux yeux de l’élite en permettant aux pauvres de conquérir un minimum de citoyenneté. C’est pour cela qu’elle ne me pardonne pas, c’est pour cela que je suis persécuté et c’est pour cela que je veux me battre.

L’extrême droite progresse dans plusieurs pays européens. Qu’est-il arrivé à la gauche?
L’Europe a fondé l’Etat providence. Mais une fois cela accompli, la gauche a pensé que tout était réglé. Or ce n’était pas le cas, de nouvelles questions ont surgi et la gauche doit trouver une réponse.

Lesquelles?
Prenons l’environnement. C’est un sujet important, en particulier pour les jeunes. Nous pensons faire des progrès, mais les Etats-Unis n’ont pas encore ratifié le Protocole de Kyoto et exercent même des pressions sur les pays européens qui l’ont fait. J’estime qu’il faut s’intéresser aux réflexions de ces jeunes et les laisser s’exprimer.

Autre exemple: l’enjeu de la migration, de tous ces pauvres qui quittent l’Afrique et le Moyen-Orient pour aller en Europe. Voilà une question très compliquée pour la gauche et très facile pour la droite. La gauche tente de vous expliquer qu’il faut payer la facture pour des gens que vous ne connaissez pas. La droite va droit au but: «ces gens n’entreront pas car nous voulons des emplois pour les Italiens ou pour les Suisses». Lors du G20 en 2009, en pleine crise financière, nous nous étions déjà concentrés sur l’emploi et le protectionnisme. Que s’est-il passé depuis? On a dépensé des milliards de dollars, des pays ont été écrabouillés et le problème derrière cette crise n’a pas été résolu. Rien n’a été fait.

Comment se fait-il que cette crise financière et ses effets sur l’économie n’aient pas profité à la gauche?
A titre personnel, je me souviens de mes conversations à cette époque avec José Luis Zapatero et José Socrates [anciens premiers ministres socialistes d’Espagne et du Portugal]. Je leur ai demandé de ne pas se sentir responsables de cette crise. Gordon Brown [ancien premier ministre travailliste du Royaume-Uni] est venu vers moi et je lui ai dit: «Gordon, rends-moi service et dis à tes amis que cette crise n’a pas été causée par les pauvres de ce monde, par les Noirs, les Latino-Américains ou les Indiens. Cette crise est le fait des Européens et des Américains aux yeux bleus.»

Au fond, si la gauche n’a pas profité de cette crise, c’est parce qu’elle a perdu le contrôle du narratif. En Grèce, quelques années plus tard, elle a remporté les élections. Que s’est-il passé ensuite? L’élite européenne était plus soucieuse du sort des banques françaises que de celui du peuple grec. Angela Merkel, que je respecte, a préféré critiquer les Grecs en affirmant qu’ils ne travaillent pas et prennent trop de vacances.

Je pense que la gauche a perdu dès lors que la notion d’ajustement budgétaire a commencé à être employée. Et l’Etat, au lieu de renforcer le secteur public, s’est affaibli en se privatisant. La gauche doit refonder son discours, c’est pourquoi je considère la question des inégalités comme prioritaire. Et j’attire l’attention des Européens sur ce point: bâtir votre Etat providence a été très difficile, et vous êtes en train de le perdre.

Que faire face à la situation au Venezuela? La haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme rend aussi le gouvernement de Nicolas Maduro responsable de la crise actuelle.
J’ai lu le rapport de Michelle Bachelet. En janvier 2003, j’étais en Equateur avec Hugo Chavez, Fidel Castro et d’autres dirigeants. Chavez affrontait déjà une crise avec l’opposition. Je l’ai invité dans ma chambre et lui ai proposé de créer un groupe d’amis du Venezuela et de dialoguer avec l’opposition et lui. J’ai même suggéré d’inclure les Etats-Unis dans ce groupe.

Cela a mis Fidel Castro en colère. A une heure du matin, il est venu me voir parce qu’il pensait que nous avions livré le Venezuela à l’impérialisme. J’ai dit: «Fidel, pourquoi avons-nous inclus les Etats-Unis? Parce que ce n’est pas un groupe des amis de Chavez mais du Venezuela.» Il fallait inclure l’opposition et ses alliés. Cela nous a permis d’organiser des élections dans le calme.

Aujourd’hui, je pense que l’Europe et les Etats-Unis rendent un mauvais service à la démocratie en reconnaissant le président autoproclamé Juan Guaido. Je pourrais me proclamer président du Brésil à cet instant. Où irait la démocratie? La constitution, on la met à la poubelle? Maduro tente de dialoguer en ce moment, pas Guaido. Lui a appelé les Etats-Unis à envahir le Venezuela. Il aurait dû être arrêté pour cela.

Mais pensez-vous que Maduro soit vraiment un démocrate?
Attendez, il a été élu démocratiquement. Qu’il gouverne bien ou mal, c’est une autre question. On n’attaque pas chaque pays qui va mal. Cela a été fait contre la Bolivie en renversant Evo [Morales, ancien président bolivien] pour avoir mis en place une politique favorable à son peuple. Quelle est cette folie?

La dernière élection présidentielle en Bolivie l’année dernière n’a-t-elle pas été compliquée?
Et l’élection de George W. Bush contre Al Gore n’a-t-elle pas été compliquée? Et celle de Trump? Celle de Bolsonaro? Pourtant, ils ont tous pris leurs fonctions. Vous devez comprendre que, lorsque vous remportez une élection, le temps à disposition pour accomplir votre mandat ne vous paraît pas très long. Mais pour le perdant, quatre ans équivalent à un siècle. J’ai enjoint au PT [Parti des travailleurs, le parti de Lula] d’être patient. A moins que Bolsonaro ne commette un geste fou ou un crime, nous ne pouvons pas le destituer. Nous ne pouvons pas renverser un président parce que nous ne l’aimons pas. Ce serait la mort de la démocratie.

Le plus important, pour en revenir au Venezuela, est d’établir un dialogue avec Maduro qui permette de rétablir l’Etat de droit. Et j’ajoute qu’on ne peut critiquer Maduro sans critiquer les sanctions imposées à son pays. Ces sanctions ne s’en prennent pas aux militaires, aux coupables, mais à des gens innocents.

Mais la répression tue dans les rangs de l’opposition, et cette répression n’est pas le fait des sanctions.
Si Michelle Bachelet a rencontré Maduro et a constaté un tel état de fait, elle a le devoir de mettre en place une commission d’enquête, d’en appeler aux chefs d’Etat, d’inviter Maduro à venir à l’ONU pour en parler. Dans mon expérience politique, depuis l’époque de mon engagement syndical, il n’y a aucun moyen de trouver un accord si ce n’est autour d’une table.

Le Temps